- DISTANCIATION
- DISTANCIATIONDISTANCIATILe terme «distanciation» (allemand Verfremdung ), par lequel il faut entendre le mouvement fait pour prendre du recul, recouvre dans la théorie et dans la pratique brechtiennes du théâtre épique à la fois un concept de portée philosophique et les techniques mises en œuvre pour produire l’effet d’éloignement (Verfremdungseffekt ). Héritées pour une part de formes théâtrales plus anciennes (art du comédien chinois, théâtre de foire occidental, etc.), ces techniques consistent en une série de mesures pratiques, de procédés relevant de la dramaturgie, du jeu de l’acteur, de la scénographie, de la musique, qui ont pour but de créer une distance entre les événements et le spectateur, de rendre au spectateur sa liberté de critique devant le récit, de cultiver son attitude d’observateur actif en dissipant le phénomène d’identification (sans pour autant censurer tous ses sentiments). Si l’acteur, par exemple, prend suffisamment de recul par rapport à son personnage, s’il s’observe lui-même ostensiblement comme un étranger, il parviendra à une représentation de l’événement qui tiendra de la description plus que de la reproduction et parlera à la conscience plus qu’au subconscient (lequel a, selon Brecht, «mauvaise mémoire»). L’effet proprement philosophique sans lequel cet effet artistique sombrerait dans l’esthétique ou la rhétorique scénique doit être l’historicisation des événements représentés, leur singularisation: il s’agit de les sortir des situations «générales» que proposent les modèles classiques, inlassables poseurs de questions éternelles à un individu procédant d’une éternelle «nature humaine». Cette façon particulière de considérer le monde implique une reconnaissance du monde comme mouvement et prétend à une productivité sociale du théâtre, dans la mesure où celui-ci sera capable de représenter les contradictions dans lesquelles résident les possibilités de transformation.• 1959; de distance (cf. distancier), pour trad. l'all. Verfremdungs (Effekt) de Brecht1 ♦ Théâtre Attitude de l'acteur qui prend ses distances avec son personnage; attitude du spectateur prenant ses distances avec l'action dramatique. Effet de distanciation.2 ♦ Fig. Recul pris par rapport à qqn, qqch. « la “distanciation” demeure possible à l'égard du modèle actuel de la croissance capitaliste » (Garaudy). — Ling. Distance prise par le locuteur par rapport à sa propre énonciation. — Didact. Distance créée entre deux choses, deux phénomènes.distanciationn. f. Action de prendre du recul (au sens fig.) par rapport à qqn, à qqch, ou de mettre une certaine distance entre deux choses, deux séries, deux faits, etc.|| THEAT Effet de distanciation: prise de conscience critique du spectateur par rapport au personnage, provoquée par le jeu de l'acteur volontairement détaché de son rôle.⇒DISTANCIATION, subst. fém.A.— THÉÂTRE. [P. réf. à la théorie et à la pratique du « théâtre épique » de B. Brecht] Fait pour un auteur, un metteur en scène, un acteur de créer une certaine distance entre le spectacle et le spectateur, afin de développer l'esprit critique de celui-ci, par le choix du sujet, par certaines techniques de mise en scène, par le jeu des acteurs (cf. Hist., spect., 1965, pp. 1053-1054 et 1343; B. BRECHT, Écrits sur le théâtre, trad. de J. Tailleur, Paris, L'Arche, 1972; Encyclop. univ., 1969, p. 558; 1974, p. 553) :• 1. L'avantage essentiel que le théâtre épique tire de la distanciation (laquelle vise exclusivement à montrer le monde sous un angle tel qu'il apparaisse comme susceptible d'être pris en main par les hommes), c'est justement son caractère naturel et terrestre, son humour, son refus de toute cette mystique dont le théâtre traditionnel est redevable à des époques depuis longtemps révolues.B. BRECHT, Écrits sur le théâtre, trad. de J. Tailleur, Paris, L'Arche, 1972, p. 337.— Dans d'autres domaines. Recul pris vis-à-vis de ce qu'on dit, de ce qu'on fait, de ce qu'on montre. Il y a deux manières de traiter un film de cape et d'épée : demander au public « d'y croire », ou bien choisir la distanciation, le rire, la dérision (GILB. 1971) :• 2. Auteur, le héros c'était encore moi, je projetais en lui mes rêves épiques. Nous étions deux, pourtant : il ne portait pas mon nom et je ne parlais de lui qu'à la troisième personne. Au lieu de lui prêter mes gestes, je lui façonnais par des mots un corps que je prétendis voir. Cette « distanciation » soudaine aurait pu m'effrayer : elle me charma; je me réjouis d'être lui sans qu'il fût tout à fait moi.SARTRE, Les Mots, 1964, p. 121.B.— Écart, refus de relation existant entre différentes classes sociales (cf. distance I B 1 b) :• 3. Vivons-nous la fin de la « distanciation » sociale du siècle dernier? Les phénomènes de totale ségrégation culturelle tels que Zola pouvait encore les observer dans les mines ou les cafés sont en voie de disparition.DUMAZEDIER, RIPERT, Loisir et culture, 1966, p. 302.Rem. 1. Le mot ne semble pas encore entré dans la lang. cour., les auteurs le mettant presque toujours entre guillemets. 2. On rencontre dans la docum. le verbe trans. distancier. Mettre à distance, prendre du recul (vis-à-vis de quelque chose). La « réduction phénoménologique », en nous « distanciant » des faits, nous dévoile la signification de ces faits comme corrélats d'une conscience « intentionnelle » de part en part (Hist. sc., 1957, p. 1678).Prononc. :[
]. Étymol. et Hist. 1959 (SERRIÈRE, T.N.P., p. 130). Dér. du rad. de distancer; suff. -(ia)tion d'apr. distantia. Bbg. Mots ds le vent. Vie Lang. 1969, p. 695.
distanciation [distɑ̃sjɑsjɔ̃] n. f.❖1 Théâtre. Attitude de l'auteur « prenant ses distances » avec son personnage; attitude du spectateur prenant ses distances avec l'action dramatique. || Effet de distanciation.1 Brecht a voulu créer un théâtre (…) qui ne cherche plus à provoquer l'émotion, mais à développer l'esprit critique des spectateurs. D'abord par le texte même, qui doit être « épique » (…) ensuite par le travail du metteur en scène et de l'acteur sur lui-même : il ne doit pas s'identifier entièrement à son personnage, mais le juger, le critiquer, en observant un effet de distanciation.Guy Dumur, le Théâtre contemporain, in Encycl. Pl., Hist. des spectacles, p. 1343.2 Fig. et littér. Recul pris par rapport à (qqn, qqch.).2 (…) la critique était notre apprentissage de la mise en scène. Si aujourd'hui les jeunes critiques sont sans doute plus désemparés que nous, c'est qu'il leur faut à la fois faire un effort de réflexion ou de distanciation, et vivre. Il leur faut, à la fois, être distants et ne pas être distants, vivre et se regarder vivre.J.-L. Godard, in Collection des Cahiers du cinéma, p. 373.3 Par exemple, la « distanciation » demeure possible à l'égard du modèle actuel de la croissance capitaliste, malgré tous les « conditionnements » qu'il implique de notre pensée, de notre sensibilité, de nos actions : de même demeure possible la « distanciation » à l'égard des modèles existants de socialisme, malgré toutes les manipulations politiques et culturelles.Roger Garaudy, Parole d'homme, p. 237.♦ Ling. Distance prise par le locuteur par rapport à sa propre énonciation.♦ Didact. Distance créée entre deux choses, deux phénomènes.
Encyclopédie Universelle. 2012.